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Apprendre à voir c’est apprendre à photographier. Image après image, Histoires de voir vous fera découvrir, apprécier la « fabrique » d’une photographie. Comprendre les notions de point de vue, cadrage, composition… révéler les atouts formels d’une image et ses techniques : densité, couleur, contraste, lumière, profondeur de champ… Cette lecture vous offrira un éclairage sur le sens et l’esthétique que l’image porte en elle et qui en font sa richesse. Histoires de voir, c’est aussi un voyage, une aventure sous forme de chronique à travers les photographes qui comptent dans l’histoire de la photographie. Aujourd’hui : Sergio Larrain.
Lecture descriptive
Sergio Larrain, Passage Bavestrello, Valparaiso, Chili, 1952
L’image est en noir et blanc, verticale, au format d’origine 24×36. Elle représente un passage à claire-voie. Un palier s’ouvre sur un escalier en pente dont les marches sont invisibles, seulement suggérées par quelques détails dont l’amorce d’une rampe. Ce palier occupe précisément le quart inférieur de la surface de l’image. Il est éclairé par une forte lumière naturelle zénithale. Une bande d’ombre grise ferme la base du palier et de la photographie. Dans la partie gauche du palier, à l’arête de l’escalier et contre le bord de l’image s’inscrit un quadrilatère inégal formant une ombre plus soutenue. A droite, une marche éclairée ouvre sur une porte et son encadrement à peine visibles, campés dans l’ombre. A partir du palier, fermant la cage d’escalier à gauche comme à droite, se présentent deux murs parallèles et symétriques dans la composition qui s’élèvent jusqu’au faîte de l’image. Le mur de droite est coupé par une ligne quasi horizontale séparant l’ombre de la lumière. En bas, l’amorce d’une rampe plonge dans la perspective de l’escalier. Le mur de gauche, à contrejour, reste dans une ombre douce. Au centre de son élévation se découpe une grande ouverture verticale donnant sur un autre espace, à claire-voie lui aussi. Dans cette brèche, un carré noir s’inscrit juste au-dessus d’une grille en fer forgé. Le mur du fond, qui ferme l’image, forme l’axe de la composition générale. Il est traversé par une longue diagonale séparant l’ombre de la lumière. Un revêtement de structure ondulée vient clôturer le haut de l’image. Quelques détails complètent l’inventaire : descentes de gouttières, câbles, et autres objets non identifiables. Les revêtements muraux sont lisses et marbrés de nombreuses nuances de gris. Cet ensemble de jeux constant d’ombres et de lumières structure et construit un espace fortement graphique et contrasté. La verticalité de ses lignes répond à la verticalité de l’image imposant une géométrie puissante où différentes formes se répondent : trapèze, carré, rectangle, triangle. La grande diagonale déjà citée oppose un déséquilibre dynamique au cœur des lignes orthogonales tout en nous conduisant aux deux petites filles présentes dans la moitié basse de l’image. Elles sont de dos. Au premier plan, jambes coupées aux chevilles par le cadrage, la première d’entre elles est dans l’ombre comme une silhouette. Elle tient une bouteille dans sa main gauche. Son bras droit est à angle droit. Ses bras sont écartés du corps. La seconde, légèrement plus grande et située plus haut, s’approche du centre de l’image. Ses jambes sont également coupées par l’arête du palier. Son corps est engagé dans la descente. Sa jambe gauche en mouvement découvre la semelle de sa chaussure. Ses bras sont serrés le long de son corps. Elle est entièrement dans la lumière. Hormis la taille, les deux fillettes se ressemblent. Même coupe de robes et de cheveux, même ruban en guise de ceinture. Mais l’ombre et la lumière les opposent par leur contraste que vient augmenter le graphisme des motifs à pois noirs semés sur la robe blanche.
Lecture analytique
Comme la ville de Valparaiso, suspendue aux collines, le « passage Bavestrello » est suspendu au temps. Rien ne bougera plus jamais, ni les ombres, ni les lignes, ni ces deux petites filles entrées à tout jamais dans cet état de grâce. Le passage, lieu quotidien de circulation populaire à Valparaiso, s’est transformé en sanctuaire par la magie d’un photographe. La cage (de l’escalier) a capturé deux magnifiques apparitions. L’aspect rudimentaire du lieu vient renforcer le contraste avec la présence féerique des personnages. Le jeu permanent des plages d’ombres et de lumières, la qualité même de cette lumière zénithale, la conception formelle et géométrique du cadrage, son élégante verticalité enferment et libèrent tout à la fois les sujets dans une harmonieuse et magnétique composition. Les deux petites filles sont en mouvement, mais ce mouvement est suspendu. Cet arrêt sur image produit l’effet magique de la scène. Mais il n’est pas seul, la magie opère ailleurs : dans la troublante ressemblance entre les deux figures. On les croit jumelles, comme dupliquées, ou mieux encore, comme si la seconde était l’émanation lumineuse et accomplie de la première, elle même surgit de l’ombre. A l’évidence, chez Larrain, le geste photographique est chargé de magie et de poésie. Ecrivait Gonzalo Leiva Quijada, docteur en histoire des civilisations et auteur de Sergio Larrain, Biografia,estética,fotografia (2012).
Le rectangle dans la main fut le titre du premier ouvrage où figura cette image dont Sergio Larrain dit qu’elle est sa première photographie magique. Le rectangle dans la main, c’est l’apprivoisement extrême du geste photographique. C’est son intégration par le corps, au-delà même de l’œil. C’est faire corps avec l’image dans le désir suprême de s’approcher d’une fluidité, d’une intuitivité et donc d’une liberté absolue. En cela et dans la conscience géométrique aigue du format 24×36 et sa quête du nombre d’or, pour Sergio Larrain, le maître fut Henri Cartier Bresson dont il s’appropria la phrase célèbre : photographier, c’est mettre sur la même ligne de mire la tête, l’œil et le cœur. Il puisa dans les premières images de ce dernier une influence majeure. Brassaï, le surréalisme, le cubisme et les Nabis, les artistes chiliens de son époque, alliés au symbolisme des objets précolombiens constitueront ses autres héritages.
Sergio Larrain est l’un des vagabonds de la photographie. Une sorte de météorite. La rue et ses enfants orphelins, les oubliés sortis d’un Chili primitif, les bars et les vies nocturnes, il les photographie avec la volonté de révéler le sens caché des choses, au plus près du sol, du pavé, du réel. Une forme de recherche constante d’humilité en même temps qu’un rejet de sa propre famille de privilégiés, des conventions académiques et du monde des élites. Ses images sont des instants précaires de déséquilibre parfait, fruits d’un travail de funambule. Il ne craint ni le flou, ni les effets lumineux ou parasites. Il transgresse les codes, il libère l’énergie et les fluides qui émanent de la terre. Sergio Larrain sera adepte du satori, du bouddhisme, de la méditation zen et du Yoga qu’il enseignera aux gens de son village à la fin de sa vie pour conserver le lien social. Quand il jugea qu’elle ne lui apportait plus rien, il sut abandonner la photographie pour se consacrer au dessin, à la peinture et à la poésie.
Biographie/Sergio Larrain
Sergio Larrain est né en 1931 à Santiago et mort en 2012 à Ovalle au Chili.
Né d’une famille riche et cultivée, il profite de la bibliothèque de son père pour acquérir ses premières influences : art précolombien, surréalisme et modernité. En 1949, il achète son premier Leica. Il part quelques temps dans le Michigan, à l’université d’Ann Arbor où il profite du laboratoire NB. Rebelle à sa famille, il commence à s’intéresser à la philosophie orientale et à la méditation. De retour au Chili, dès 1952, il travaille auprès des enfants abandonnés. Il alterne projets personnels, commandes pour la presse et expositions – au musée des Beaux-Arts de Santiago, à la Galerie Galatea de Buenos Aires… Il est très actif au sein du monde de l’art chilien.
Valparaiso sera l’un de ses grands ouvrages, puis Londres (1958-59). Il entre à l’agence Magnum en 1959. Il vit à Paris et publie de nombreux reportages (dans Paris-Match entre autres) avant de retourner au Chili. Il voyage en Algérie, en Iran, en Italie, puis en Colombie, au Brésil et sur l’île de Pâques. Il est exposé en 1965 à l’Art Institute de Chicago. En 1966, il participe à la publication d’Une maison sur le sable de Pablo Neruda. Il fonde une agence de communication artistique. De 1964 à 1966, il vit plusieurs expériences psychédéliques avant de s’engager sur les chemins de la sagesse. Il part vivre en communauté. En 1973, après la mort du président Salvador Allende et la prise du pouvoir par le dictateur Augusto Pinochet, il rompt définitivement avec la photographie.
A retenir
L’acte photographique est le reflet de notre comportement. Si certains photographes sont cérébraux, cartésiens, et savent d’avance comment ils vont procéder dans leur démarche ou répètent régulièrement les mêmes protocoles, d’autres, à l’inverse, sont intuitifs, spontanés, imprévisibles et expriment dans leur travail une liberté inattendue, une forme de lâcher prise. Ces derniers savent qu’il ne faut pas vouloir, qu’il faut laisser venir à soi, à l’œil, à l’instinct, le petit rectangle que l’on va prélever du réel. L’œuvre est toujours le reflet de l’être.
ce projet en soi est une initiative très louable de votre part car elle rend certainement service en remplissant un vide qui existait quelque part
Mais oui, sans doute ! C’est difficile d’accéder aux travaux d’analyse d’images. Les bibliothèques consacrées à la photographie sont rares et donc réservées à une forme d’élite, de spécialistes. Mon projet est d’ouvrir à chacun la possibilité de voir de nouveaux photographes et d’apporter une analyse qui interroge le sens et le sensible. Merci.
C’est la première fois que je tombe sur un site de photographie aussi professionnel et complet, merci beaucoup votre article était très enrichissant.
Très heureux pour l’article et bienvenue parmi nous.
Dans la photographie on est plongée dans la lecture d’une image ,et par vos analyses on s’immerge un peu plus;l’émotion ,le plaisir s’exprime aussi par votre texte.
Merci
Merci pour ces mots : immersion, émotion, et surtout ce plaisir qui devrait accompagner tout ce que nous faisons.
Outre la découverte d’un photographe attachant, l’apprentissage de la lecture d’une photographie me paraît intéressante et captivante, d’autant plus que les textes sont accessibles pour la néophyte que je suis. Merci énormément et continuez à nous enchanter.
D’une certaine façon, nous sommes tous toujours des néophytes. Et tant mieux ! Trouver le sens n’est jamais acquis à personne. Mais chercher est la meilleure attitude. On dit avec raison que ce sont moins les réponses qui portent les richesses que les questions. Etre curieux, c’est s’ouvrir à la vie. Je me considère pour ma part comme un passeur. Un passeur pour aider à traverser des étapes que j’ai moi-même déjà franchies. Et partager…
Bonjour,
c’est une belle découverte pour moi, toutes ces précisions et cette expression littéraire m’ont touchée. Merci, dans l’attente des suivantes. J’apprécie cette approche silencieuse.
Béatrice
Merci Béatrice pour cette notion d’approche silencieuse. A la différence de la vidéo et du cinéma, la photographie n’a pas de son. Cet aspect muet du regard seul face à l’image fixe est une de ses grandes qualités. Le son « illustre » l’image, il lui apporte un complément de sens. Il peut même contrarier le sens initial. Histoires de voir est une chronique volontairement silencieuse afin de laisser nos yeux seuls face à la photographie présentée. Ensuite, même si la description peut paraître pour certains un peu difficile, la lecture qui suit a pour but d’ouvrir l’image à son histoire, à son intelligence, à toutes les sensibilités qui voyagent en elle, au sens qu’elle porte parfois secrètement. C’est par la réflexion qu’un photographe avance et progresse, et là, justement, le son ne viendrait que parasiter la lecture et détourner l’image.
Bonjour, j’ai un peu de mal avec cette nouvelle chronique, ne serait-il pas plus intéressant de le faire en vidéo. et de nous expliquer tout en nous montrant les points clefs sur l’image ?
Merci
Bonjour Anais,
C’est un projet très personnel que d’écrire mois après mois ces chroniques présentant une image, un photographe. J’aime l’écriture et cette forme d’article me convient plus que la réalisation de vidéos. Je pense aussi pouvoir passer ainsi beaucoup de sensibilité, d’informations, de conseils, de regard critique qui ne font que suggérer des réponses, mais jamais en donner de rigides. Trouver une influence, un état d’esprit à partager avec un photographe est déjà un pas en avant, une richesse à prendre avec soi. C’est une forme de chemin que j’indique ainsi, surtout pas des recettes toutes faites. J’aime imaginer que chacun de nous peut trouver ce chemin à sa manière très personnelle et que c’est ça qui compte avant tout. J’espère que j’ai à peu près répondu à votre question.
Merci pour cet exercice de lecture d’image très riche et stimulant, tout en ayant découvert un grand photographe par ailleurs.
L’idée que ces articles permettent aussi de découvrir un photographe est une de mes aspirations. La photographie nous offre un si large horizon et de si nombreux parcours et points de vue différents !
Merci pour cet éclairage de pro!
Superbe article, inspirant et riche d’information. Merci pour cette belle lecture d’un dimanche matin
Merci de nous faire découvrir cette superbe photographie et son auteur : allier une composition parfaite et dynamique à la chaleur poétique de l’humain, ça me paraît être le but ultime de toute photographie.
Magnifique!
Et merci pour la sensibilité du commentaire.
Merci pour ces deux premiers commentaires et vos encouragements pour poursuivre cette aventure avec le plus de sensibilité possible.
Super les commentaires, très intéressant
Laurent
Merci pour ces commentaires, mardi prochain sera mise en ligne la troisième chronique de ces « Histoires de voir ».