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C’est aujourd’hui le photographe français Raphaël Helle qui fait l’objet de notre chronique Histoires de voir.
Apprendre à voir c’est apprendre à photographier. Image après image, Histoires de voir vous fera découvrir, apprécier la « fabrique » d’une photographie. Comprendre les notions de point de vue, cadrage, composition… révéler les atouts formels d’une image et ses techniques : densité, couleur, contraste, lumière, profondeur de champ… Cette lecture vous offrira un éclairage sur le sens et l’esthétique que l’image porte en elle et qui en font sa richesse. Histoires de voir, c’est aussi un voyage, une aventure sous forme de chronique à travers les photographes qui comptent dans l’histoire de la photographie.
Lecture descriptive
L’image est en couleur, horizontale, au format d’origine numérique 24×36. Elle représente une scène intérieure au sein d’un univers industriel : une longue chaîne de montage qui s’inscrit dans la diagonale ascendante de la photographie – de la gauche vers la droite – bordée par une allée grise de béton ciré. Les sources multiples de lumière sont zénithales. Un personnage principal, une jeune femme, est présente en plan américain au centre de l’image. Son corps structure la photographie par sa verticalité et sa position axiale. Elle est positionnée de trois-quarts face, orientée vers le bord gauche de l’image. Son visage et son regard sont levés et concentrés sur le dispositif de montage sur lequel elle travaille ; elle porte autour du cou un faisceau de câbles noirs. On ne voit pas ses mains, occultées par la chaîne de travail. Elle représente le seul élément net de l’image. La profondeur de champ est donc courte laissant les objets situés au premier plan, comme ceux constituant l’arrière-plan dans un flou progressif. Elle est habillée d’un T-shirt gris clair à manche courte, orné d’un liseré rouge et bleu courant des bras à l’encolure. Ce T-shirt recouvre un sweat-shirt noir à capuche et manches longues. Elle porte des cheveux châtains relevés derrière la tête. Sa frange est constituée de mèches courtes et crénelées teintes dans une couleur d’un bleu métallique. Elle porte un double piercing à la naissance du nez, un second sous la lèvre inférieure. Sous le regard de la jeune femme, au premier quart de l’image, l’axe d’une pièce métallique ornée d’un serpentin hélicoïdal traverse et structure verticalement la photographie.
Un second personnage est présent en contrepoint fermant la perspective de la ligne de montage. Il est debout, en pied et de profil sur l’allée de béton ciré. Ses bras sont en action sur la chaîne. C’est un homme de peau brune, habillé d’un T-shirt et d’un pantalon gris clair. Il porte un bonnet rasta aux couleurs verte, jaune, noire et rouge. On distingue un troisième personnage au centre de l’image, partiellement occulté par le personnage principal. Cet univers industriel est constellé de zones et de taches de couleurs bleues, vertes, jaunes et rouges.
Lecture analytique
Il y a quelque chose d’hypnotique dans le regard et la présence de Laëtitia faisant corps avec la chaîne d’assemblage des usines PSA (Peugeot-Citroën) de Sochaux. Cette ouvrière opératrice est en plein centre de l’image, concentrée sur son geste professionnel comme s’il résumait à lui seul un instant éternel d’intimité et de solitude au travail. Et en effet, la longue perspective qui nous conduit en diagonale ascendante parfaite vers le fond de l’usine, sans échappatoire, invoque l’isolement du travail à la chaîne, la mise en abîme du geste répétitif et les cadences appropriées. Jusqu’à cet éclairage quasi lunaire, cet univers propre et métallique, constellé de rares couleurs vives qui tranche avec l’image du monde ouvrier d’il y a encore à peine cinquante ans où le souci du décorum n’existait pas. Un monde alors gris, terne et non enjolivé dans lequel les employés se fondaient jusqu’à disparaître. Aujourd’hui, Laëtitia porte des piercings, arbore des mèches bleues et derrière elle, son collègue s’affiche en rasta. Une manière d’exister sans doute, de se singulariser, de résister au rouleau compresseur du travail et du temps… Une manière également pour cette entreprise en pointe de concéder un minimum de liberté individuelle pour conserver un maximum de soumission collective.
Dans ses images, toutes ses images, Raphaël Helle ne porte aucun jugement. Il donne à voir. Il laisse aux autres, aux regardeurs, le soin d’apporter du sens à ses photographies. Jamais il n’esthétise, c’est le marketing industriel et commercial qui esthétise aujourd’hui, qui scénarise, qui travestit, qui édulcore. Jusqu’à l’exemple du langage où l’on ne doit plus dire « femme de ménage » mais » technicienne de surface ».
Raphaël Helle est un enfant de l’Aube. Et plus largement du Grand-Est où il a choisi de vivre et de travailler aujourd’hui. Un enfant de ces régions sinistrées, oubliées de la « société du spectacle » devenue omniprésente selon laquelle le monde ouvrier n’existe plus et qu’elle s’efforce de rendre transparent voire invisible. Parce que ce monde du travail ordinaire, d’ouvriers, d’employés intérimaires et de chômeurs, n’est pas « sexy » comme on dit aujourd’hui. Par chance, il existe des photographes qui choisissent de montrer la vie et non ses artefacts ; comme cette photographie d’un panneau d’affichage détourné à Montbéliard que n’a pas manqué de voir l’œil politique de Raphaël Helle : « Maintenant c’est quand ? », faisant allusion au célèbre slogan de François Hollande : « Le changement, c’est maintenant ». Affiche réalisée par l’artiste Pierre Fraenkel qu’il faut nommer parce qu’il résiste lui aussi à sa manière, dans la longue filiation des dadaïstes, des surréalistes et, plus près de nous, des situationnistes. En 1997, Raphaël Helle entre à l’agence Editing à Lyon et couvre la victoire du Front National à Vitrolles. C’est le déclic pour le photojournalisme. Il va s’intéresser ensuite au monde des adolescents, au périple international de José Bové, au théâtre de rue, puis investir le champ de l’écologie et du réchauffement climatique. De 2013 à 2015, dans le cadre du projet La France vue d’ici, il retrouve les réalités régionales, le Front National, et réalise son reportage Dans la gueule du Lion en immersion industrielle dans l’usine PSA de Sochaux. En 2016, il revient à Bar-sur-Aube, le village de sa jeunesse pour un projet collectif de photographes : Routes nationales. Il y découvre une situation catastrophique : fermeture de la Cristallerie Bayel, des entreprises Cauval et Allia, de la Centrale pénitentiaire de Clairvaux, augmentée d’un dépeuplement rural et confrontée à la montée du Front National (36,76% aux élections régionales en 2015). Dans la pleine période électorale critique et périlleuse que nous vivons aujourd’hui, les thèmes abordés par Raphaël Helle ont une résonnance singulière et se révèlent au centre de toutes nos inquiétudes.
Comme la photographie de Laëtitia sur la chaîne d’assemblage le montre, Raphaël Helle place l’homme et la femme au centre de ses préoccupations, et comme par hasard, très souvent, au centre de ses cadrages. Ses images sont dynamiques, intuitives, portées par le flux de la vie. L’espace est ouvert, la mise en situation pertinente – les seconds personnages sont comme des seconds rôles, décisifs et complémentaires. Mais plus encore, ce qui se manifeste aujourd’hui, après ce retour 23 ans après au cœur de sa région, c’est son immense proximité avec les gens, sa curiosité pour l’autre, sa relation directe et vraie, sa complicité fraternelle et profondément humaine qu’il nous fait partager – l’autre est toujours comme une part de lui-même. Porté par son Leica M9 numérique et son unique objectif Summicron 35mm, il s’est donné les moyens de son ambition : être en lien immédiat avec la vie. Par ce choix minimal d’un boitier discret et d’une seule focale, il a acquis l’essentiel, une distance millimétrée ; son appareil devient son corps, son viseur devient son œil. Ils fusionnent. Raphaël Helle ne fabrique pas ses images, il les vit. Il les prélève délicatement et précieusement du réel. Elles sont le fruit d’une rencontre quasi fortuite dans l’espace et dans le temps. Pour cela il a fait le choix de la légèreté, de la fluidité, de la simplicité : J’essaie de dire le réel en le collant au plus près, avec cette focale, la plus proche de celle du regard, j’ai le rendu le plus réaliste. Je vais à la rencontre du monde les mains dans les poches, avec juste ce boitier autour du cou. Le gris parce qu’il a l’air plus vintage, le moins pro. Pas de sac photo, être le plus léger possible et privilégier la marche et le regard, et les rencontres avec les gens desquels je suis curieux, être d’abord un humain qui s’intéresse à un autre humain : deux personnes qui conversent. Etre dans l’attention à l’autre, comprendre ce qu’il est en train de vivre. Et le photographier au plus près parce que cela mérite d’être raconté. De fait rien de très original, c’est la philosophie humaniste du Leica M depuis son origine.
Son travail et son approche sont donc issus d’une expérience, d’une pratique et d’une réflexion. La photographie est une construction. Mais la première des constructions pour Raphaël Helle reste celle du cœur. Avec lui, ceux qu’il photographie ne sont plus des inconnus. Ce sont Laëtitia, Kevin, Sophie, Fred, Fernando, Virginie, Michel, Martine, Romain, Jennifer, Hélène…
Pour moi, disait Diane Arbus, le sujet d’une photographie est toujours plus important que la photographie elle-même.
Biographie/Raphaël Helle
Raphaël Helle est né dans l’Aube en 1961. Après plusieurs petits métiers, il s’engage dans la photographie de presse en 1997, dans le cadre de l’agence Editing, à l’occasion de la victoire du Front National s’emparant de la ville de Vitrolles (13). Il va suivre ensuite le périple de José Bové à Seattle, Gênes et Davos. Le réchauffement climatique, le développement durable, l’écologie seront bientôt ses sujets de prédilection. En 2006, il expose au Festival de la Gacilly un travail documentaire consacré à la ville éco-responsable de Fribourg. Avec Caroline Amoros, artiste et performeuse, il entreprend plusieurs projets politico-artistiques. Ils suivent ensemble l’élection d’Obama en 2008. Il s’immerge ensuite au cœur d’un groupe d’adolescents qu’il suit de l’entrée du lycée jusqu’au bac. En 2014, il est lauréat de « La France vue d’ici », bourse décernée par Mediapart et le Festival ImageSingulières pour son projet sur le monde ouvrier (l’usine Peugeot-Citroën de Sochaux). En 2015, une exposition itinérante est présentée lors du Festival à Sète et à l’Agora d’Evry. Il publie plusieurs livres : Lyon 8 décembre, la fête des lumières, commande de la ville de Lyon ; Les pionniers de l’or blanc aux éditions Glénat ; Aurillac aux limite, aux éditions Actes-Sud, un ouvrage collectif pour les vingt ans du Festival International de théâtre de rue d’Aurillac. Deux projets en cours – La France vue d’ici et Nationales le conduisent aujourd’hui sur les traces et la réalité humaine de sa région d’origine. Cette année 2017, il expose Dans la gueule du Lion, une exposition produite par l’université de Franche-Comté et la Ville d’Audincourt, en partenariat avec Signatures, maison de photographes.
Raphaël Helle est membre de Signatures, maison de photographes.
A retenir
Depuis 2006, les boitiers Leica M sont passés à l’ère numérique. Le système Leica M repose sur le principe de la visée télémétrique qui apporte deux principaux avantages : la clarté de la vision et le cadre élargit au hors-champ.
C’est l’appareil idéal pour le reportage sauf à devoir employer de très longues focales ou à devoir travailler en rafale sur les plus grandes vitesses d’obturation.
Les atouts principaux du Leica M :
· Visée télémétrique (sans miroir)
· Viseur lumineux
· Qualité exceptionnelle des objectifs
· Compacité et discrétion
· Bruit faible et feutré du déclenchement
· Finitions irréprochables
J’aime beaucoup le reportage ! Bravo au photographe pour l’ensemble de son oeuvre !
ça fait très plaisir de lire vos chouettes commentaires^^
Leica M 9 est en effet un très bon appareil, je recommande.
Whouah très joli travail, j’aime beaucoup !
Merci pour ces belles photos. Une vision authentique.
J’accroche complètement.
C’est la photographie.,,la life
Merci de proposer ces travaux librement aux lecteurs, quant au Leica M9 il restera un horizon difficilement accessible, au même titre qu’une Jaguar E…
Mais je vais faire des efforts, le Leica est moins cher! Et quel plaisir, la photo!
Le prix est effectivement une vraie difficulté, mais quand on est photographe professionnel, il est nécessaire d’investir dans le matériel qui va nous amener à une forme d’excellence. A aller au bout de son projet. Chaque profession a ses investissements propres, parfois bien plus lourds que pour la photographie. C’est un matériel dont on peut récupérer la tva et qui sera comptablement amorti sur plusieurs années.
Bonjour la petite équipe.
Voir ce que l’on a pas l’habitude de voir. belle décomposition de cette photo du monde du travail.
l’œil et le cœur comme dit Raphael et bien vu. Belle analyse et la photo apporte un plus à la vue du monde du travail d’aujourd’hui. Bien vu le partage.Marc
dans ce cas j’ ai l impression que l’objet de la photo n’est pas de faire une photographie d’art, mais bien de nous » poster » une vue de la société.Je comprends bien l’engagement du photographe et la technique utilisée,ceux ne sont pas des photos que l’on survole
Pour moi, le choix d’une photographie est plus focalisé sur l’émotion et sensation que sur la raison !(je parle en tant que lectrice et débutante)
Merci encore pour ces présentations d’artistes et vos analyses.
Oui Agnès, le but d’un tel travail, c’est de traduire le monde dans lequel nous vivons sans trop l’interpréter, sans effets de caméra. En photographie, l’art se cache souvent là où on ne l’attend pas. C’est la sincérité du travail du photographe qui compte, son investissement et son désir profond de partager avec ceux qu’il photographie et avec ceux qui découvrent ses images.
@ Agnès, Henri Cartier-Bresson disait » Photographier c’est mettre sur la même ligne de mire la tête, l’oeil et le coeur » ça me semble être une réponse à, dans l’ordre, la raison la sensation et l’émotion que tu évoques