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C’est aujourd’hui la photographe américaine Sally Mann qui fait l’objet de notre chronique Histoires de voir.
Apprendre à voir c’est apprendre à photographier. Image après image, Histoires de voir vous fera découvrir, apprécier la « fabrique » d’une photographie. Comprendre les notions de point de vue, cadrage, composition… révéler les atouts formels d’une image et ses techniques : densité, couleur, contraste, lumière, profondeur de champ… Cette lecture vous offrira un éclairage sur le sens et l’esthétique que l’image porte en elle et qui en font sa richesse. Histoires de voir, c’est aussi un voyage, une aventure sous forme de chronique à travers les photographes qui comptent dans l’histoire de la photographie.
Lecture descriptive
L’image est en noir et blanc, horizontale, au format d’origine argentique 8×10 inch (20×25 cm). Elle représente une vue extérieure, de jour, contrastée, où sont présents trois enfants. Au premier plan, une fillette de 10 ans, en robe d’été blanche, épaules nues, fixe l’objectif. Son corps est positionné de trois-quarts, son bras droit croisé devant elle, la main glissée sous son bras gauche. Elle porte une montre au poignet droit. Son avant-bras gauche est dressé. A l’extrémité de sa main, entre son pouce, son index et son majeur, elle tient une longue cigarette. Elle porte une bague à son index, ses deux autres doigts sont repliés contre sa paume. Ses longs cheveux blonds désordonnés tombent sur ses épaules, encadrant son visage. Son corps est coupé par la base de l’image en dessous des hanches. Elle est parfaitement nette. A droite et en bas de l’image se trouve une fillette plus petite et plus jeune, placée de trois-quarts et de dos, coupée elle aussi en dessous des hanches comme la première enfant. Elle porte une robe d’été d’un gris sombre ornée d’un liseré blanc aux encolures. Ses cheveux sont châtains avec des mèches longues, claires et légèrement frisées. Elle porte une queue de cheval. Elle tient ses mains sur ses hanches, le coude de son bras droit est coupé par le bord droit de l’image. Elle est légèrement floue. Tout en haut de l’image, proche de l’extrémité gauche du cadre, on distingue un corps blanc, flou, de dos et parfaitement vertical, juché sur des échasses. Le haut du corps se détache en blanc, la tête est invisible confondue avec l’arrière-plan. Les jambes plus grises portent un short long jusqu’aux genoux. Le paysage représente une route en forme de large courbe occupant la moitié inférieure de l’image ; on distingue, à droite, un semblant de prairie, le tout se perdant dans la masse noire des arbres. Ceux-ci occupent la moitié supérieure de l’image, laissant apparaitre en haut et à droite une échappée sur un ciel blanc. L’ensemble du paysage est sombre et entièrement flou. La lumière zénithale est douce et tamisée, et opère un léger contrejour.
Lecture analytique
C’est d’abord la puissance du regard au centre de l’image qui nous transperce. C’est une enfant, mais la pose est adulte, provocante et directe. Elle nous dérange. La longue cigarette exprime une symbolique sexuelle de transgression. L’épaule nue, la chevelure, la montre, la bague, l’attitude de la main au bout du bras dressé confirment ce sentiment. Toute l’ambiguïté de l’enfance est là, dans la posture et la sensualité controversée qui, comme la lumière intense, enveloppe et irrigue la scène. La problématique de Sally Mann apparaît : l’enfance qui bascule inexorablement, sa propre enfance perdue, celle de sa fille en équilibre précaire, peut-être déjà en train de la perdre pour un avenir chargé de promesses mais aussi d’angoisse. Sally Mann tente d’exorciser le temps. L’autre fillette, de dos, nous ramène à plus de fraicheur et d’ingénuité, à des préoccupations plus insouciantes et ludiques. Son port de tête évoque l’attention qu’elle porte au troisième personnage juché sur ses échasses qui symbolise à son tour ce besoin avide de grandir et l’équilibre instable qu’il génère. Un effet de triangulation s’opère alors entre Jessie, le personnage principal, sa sœur Virginia et leur frère Emmet, perché en haut de l’image. Le cheminement de notre regard, de la netteté parfaite en dégradés de flous, suggère une profondeur dans l’espace et le temps. Le paysage, quatrième personnage, joue un rôle essentiel qui dialogue en continue avec les trois présences. Il est à la fois sombre, menaçant et mystérieux. La douceur y côtoie la violence. Une douceur qui porte en elle, à fleur d’image, une insaisissable inquiétude. Il nous transporte dans un temps éloigné et fictionnel, comme un décor de conte de fée. Il exerce une forme de magie. La brèche ouverte sur le ciel lumineux dénote une perspective d’espoir et d’avenir.
Depuis toujours et encore aujourd’hui, Sally Mann vit dans une ferme isolée de Virginie. Sa famille et les paysages sont ses sujets de prédilection, elle photographie ses enfants et son mari dans leur cadre de vie quotidienne, d’une manière obsessionnelle et envoutante. La chambre grand-format lui procure une latitude de temps et d’exécution optimale. Les plan-films qu’elle utilise à l’unité, lui permettent d’assurer une liberté d’interprétation qui se conjugue à des qualités exceptionnelles de rendus, de lumière, de contraste et de gestion précise de la profondeur de champ. Sally Mann est issue de la grande école américaine du paysage, celle des années 1930 à 1950 où Ansel Adams, Edward Weston et Imogen Cunningham entre autres consacrèrent la chambre grand-format, fondèrent le groupe f64 et inventèrent le Zone System. Mais à l’inverse de ces précurseurs dont les paysages se voulaient résolument réalistes (Straight photography), elle instaure dans toutes ses images une atmosphère subjective et fictionnelle, transgressive et poétique. Sally Mann est une photographe de la lenteur, de l’intimité et de la marche du temps, celui qui passe ou qui est passé, au cœur duquel elle produit ses mises en scène lentes. Elle interroge en profondeur sa terre du sud, cette terre sauvage, sensuelle, tragique quand elle évoque les guerres, les stigmates et les crimes. Elle a visité les champs de bataille de la guerre de sécession à la recherche des cicatrices encore ouvertes. De ces paysages, elle interroge les archaïsmes enfouis et ataviques où se rejoignent la naissance, le fleuve inexorable de la vie et la mort. Entre la merveille de vivre et la terreur de vivre.
Biographie/Sally Mann
Sally Mann est une photographe américaine, née en 1951 à Lexington, Virginie où elle vit et travaille encore aujourd’hui.
En 1971, elle étudie la photographie à la Praestegaard Film School, et suit les cours de l’Aegean School of Fine Arts. En 1973, elle participe au Yosemite Workshop avec Ansel Adams. A partir de 1974, elle étudie à l’Université Hollins à Roanoke, Virginie. Sally Mann accède à la notoriété à la fin des années 1980 grâce à sa série At Twelve, 1988, que vient confirmer sa série Immediate Family, 1992. Dans ces travaux, elle met en scène sa famille, ses trois enfants Emmet, Jessie et Virginia, leur père Larry et quelques amis proches. Avec Deep South, 2005, elle s’attache ensuite à traduire les paysages profonds du Sud. Ses préoccupations majeures sont le temps et la mort qui trouvent leurs échos dans les travaux suivants : Faces, 2004, Proud Flesh, 2009, The Flesh and the Spirit, 2010. Avec Remember Light, 2016, elle rend hommage à son ami et artiste Cy Twombly.
En 2001, Sally Mann est consacrée America’s Best Photographer par le Times Magazine. Son travail figure dans les collections du MET, du MoMA et du Whitney Museum of American Art de New-York. Elle est représentée par la Gagosian Gallery.
A retenir
La chambre technique grand format est aux appareils photographiques 24×36 ce que la Rolls-Royce est aux véhicules ordinaires de tourisme. Sally Mann travaille à la chambre 8×10 inch, soit 20×25 cm (plus de 10 fois la taille d’un capteur APS-C). Adepte des procédés anciens, elle utilise pour certains travaux des plaques de verre auquel elle peut associer entre autres le procédé du collodion humide. Technique artisanale, délicate et aléatoire, tactile et picturale exigeant un long temps de pose. Mais elle utilise plus couramment des plan-films négatifs 8×10 inch noir et blanc accessibles à tous. Ce format de 20 par 25 cm permet d’atteindre un niveau d’exigence et de restitution extrême que seule la chambre grand-format peut offrir. En plus de ses qualités de rendu et de finesse, la chambre permet le redressement des perspectives grâce à son système de bascule et de décentrement, ainsi qu’une maitrise parfaite de la profondeur de champ. L’utilisation de plan-films à l’unité permet l’approche idéale de la méthode du zone system. Il existe actuellement des chambres grand-format équipées de dos numériques. Aujourd’hui, la pratique de la chambre est particulièrement répandue dans le champ artistique.
Très beau 🙂
Bonjour,
Les mots pour vous est ce que le scalpel pour le chirurgien :-), la bague de mise au point pour un photographe …
On voit, on sent très vite l’énorme travail de recherche, de préparation , de lecture, de réflexion et puis de la composition de vos analyses. Vous composez vos phrases (et idées) aussi tel un photographe.
Merci infiniment de partager, livrer vos contributions. Vous faites beaucoup avancer le regards critique et la culture photographiques de beaucoup d’entre nous.
Cordialement
Merci beaucoup pour ces belles photos, détails remarquable….
Merci beaucoup pour ces superbes photos, détails remarquables !!
Merci pour ces appréciations. Le but du jeu est justement en partie dans ces détails – au sens propre comme au sens figuré – détails qui sont les indices et les fruits de l’expérience de « voir ».
merci.j adore ces photos en noir et blanc, etonnant paysage, féérique, envoutant; j a plutot la sensation que ceux sont les personnages qui nous observent ,il y a comme un filtre qui nous empechent de passer de l’autre coté . Il s’ opere une certaine magie dans ces photos , une impression en meme temps d’etre « absorbée ».
Je suis encore trop novice pour apprecier les techniques de dévelloppement et leurs effets , mais le ressentit sur ces photos est certainement du aussi a la technique..;
Vous avez parfaitement raison ! C’est la pratique de la chambre grand-format qui « fabrique » des images plutôt qu’elle ne les produit en utilisant souvent le temps long. Temps long de l’obturateur parfois, puisque la chambre est toujours sur pied et que l’on peut donc descendre à des vitesses lentes, voire parfois très lentes, plusieurs secondes ou même minutes ; et temps long de la préparation, de la mise en scène (une photographie est toujours une forme de mise en scène), à la manière d’un artisan qui prend le temps de concevoir et de réaliser un objet, ce que l’on ne fait pas (ou peu) dans la précipitation industrielle numérique. J’oubliais le temps long du développement et du tirage argentique. Et bravo pour votre analyse et votre ressenti intuitif. C’est ça l’essentiel.
merci pour cette biographie
Merci Amar, l’un des intérêts de ces chroniques est de faire connaître et découvrir des photographes.
Bonjour
je trouve très enrichissant de pouvoir progresser en photo grâce à l’apprentissage analytique! donc un grand merci de nous y aider!!
Petra
Merci à vous de partager cette expérience et n’hésitez pas à donner votre avis ou poser vos questions.
Des chroniques toujours intéressantes. Mais comme en peinture ou sculpture c’est le « voyeur » qui décrit ce qu’il voit ! et chacun voit en fonction de lui et de sa sensibilité, de ses connaissances etc.
Merci de communiquer votre interprétation .
Cordialement
Bonjour, je réponds justement à ce questionnement dans mon commentaire précédent destiné à michel 30 (où je parle justement du regardeur qui fait le tableau). Mon travail de lecture d’images n’est en aucun cas d’apporter des réponses définitives mais d’éclairer, de transmettre et de partager avec vous ma passion pour l’image photographique et pour l’oeuvre d’un photographe. Ces observations sont pour moi l’aboutissement, le fruit d’un long travail. J’ai consacré ma vie à cette approche, à ces questionnements, à ces réflexions essentielles que je souhaite transmettre ici à la manière d’un passeur. Mais je pars de bases solides, de références, m’appuyant sur ce que l’auteur lui-même a dit de son travail, de son parcours, de son histoire et de la connaissance de son oeuvre. Je n’apporte pas d’éléments au hasard. Je ne fais que donner des clefs de compréhension, je ne ferme rien, j’ouvre au contraire le champ des réflexions. Pour la jubilation de voir sans modération.
Lectures descriptives et analytiques toujours très intéressantes et instructives. Mais j’avoue avoir toujours du mal à intégrer ces « analyses » qui interprètent une oeuvre » (littéraire, picturale, photographique…). Qui peut se mettre à la place de l’artiste ? Il ne s’agit que d’une interprétation qui, mise dans son contexte de l’époque, a peut-être un tous autre sens…Quoi qu’il es soit, j’apprécie tes chroniques qui me permettent de découvrir des photographes inconnu(e)s pour moi et qui m’offrent des perspectives photographiques.
Merci pour ces réflexions et cette interrogation. Je répète souvent que c’est pour moi un exercice captivant de commenter et d’analyser une image, un parcours photographique, mais qu’en aucun cas il ne peut représenter un point de vue arrêté et définitif. C’est une interprétation, toujours. C’est une façon de faire vivre une photographie. Mais ce qui justifie peut-être en partie mon discours, c’est que j’ai beaucoup travaillé sur le sujet et l’artiste dont je parle. Je prends donc le risque de porter, non pas un jugement, mais un retour critique. Je partage donc avec vous mon interprétation. Libre aux lecteurs d’y voir autre chose, bien entendu. Rien n’est fermé, et c’est justement ma volonté de curiosité, d’ouvrir les champs d’un regard sensible et d’une réflexion créative que je veux partager avec vous. Au bout du compte,comme disait Marcel Duchamp : c’est le regardeur qui fait le tableau.
Merci pour ce beau moment de culture photographique. J’adore ces chroniques ! Vivement la prochaine.
Et merci également pour ce retour. Ce qui m’enchante, c’est de contribuer, à travers ces chroniques, à faire vivre – vibrer même – ces images qui portent en elles autant de richesses visibles que cachées, et au-delà des images, apporter une reconnaissance à ces auteurs, ces photographes qui ont consacré la plupart du temps leur vie à leur travail.
Ce fut une belle lecture merci pour cette biographie de très beaux clichés
Merci à vous. J’en profite pour repréciser que ces chroniques paraissent tous les premiers mardis du mois. Sally Mann faisait l’objet de la quatrième. Après Harry Gruyaert, Sergio Larrain, Lise Sarfati. A suivre…
Merci pour cette très intéressante lecture d’image qui permet au lecteur que je suis de découvrir différents éléments qui avaient échappé à mon regard.
Merci. Il en échappe toujours, et personne ne peut tout voir, heureusement ! Chacun, je suis sûr, peut y découvrir d’autres indices et d’autres sens. Les très bonnes images sont irréductibles.