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Apprendre à voir c’est apprendre à photographier. Image après image, Histoires de voir vous fera découvrir, apprécier la « fabrique » d’une photographie. Comprendre les notions de point de vue, cadrage, composition… révéler les atouts formels d’une image et ses techniques : densité, couleur, contraste, lumière, profondeur de champ… Cette lecture vous offrira un éclairage sur le sens et l’esthétique que l’image porte en elle et qui en font sa richesse. Histoires de voir, c’est aussi un voyage, une aventure sous forme de chronique à travers les photographes qui comptent dans l’histoire de la photographie. Aujourd’hui : Lise Sarfati.
Lecture descriptive
L’image est en couleur, horizontale, au format d’origine argentique 24×36. Elle représente une scène en intérieur. La prise de vue est frontale. Depuis sa base et dans l’axe central de l’image, une grande table conduit notre regard par ses lignes de fuite vers le mur du fond. Ce mur occupe toute la surface de l’image et ferme la perspective. La table est recouverte d’une nappe en toile cirée représentant de grands motifs de fruits rouges (fraises géantes, feuilles et fleurs de fraisier, fleurs jaunes) sur fond blanc agrémenté de lignes grises perpendiculaires entre elles formant un damier discret. La table rejoint le mur au tiers de la composition horizontale. Au bout et au centre de la table, contre le mur, sont posés quelques petits objets (boites brunes et sac plastique froissé), ainsi qu’un journal plié dans le dos des personnages. L’amorce d’une autre table habillée de la même nappe apparait à droite de l’image et est coupée par le cadre de la photographie. Entre les deux tables on aperçoit la surface d’un banc en bois. Le mur du fond est peint d’une couleur d’un vert lichen aux nuances inégales. Une bande étroite de peinture grise ferme le haut de l’image sur toute sa longueur. Au centre du mur et jusqu’au bandeau gris, figure une grande illustration représentant une forêt de bouleaux dont les feuillages se découpent sur un ciel bleu pâle. Le tronc du bouleau principal structure l’image par sa verticalité et accompagne l’axe de la grande table. Le bas de l’affiche est entièrement déchiré laissant la ligne de fracture blanche du papier se découper sur le fond vert du mur. Sous l’affiche et sur presque toute sa largeur, le mur est fortement décrépi et la peinture s’écaille laissant le parement à nu et creusé de marbrures et de cicatrices grises, brunes et blanches. A gauche de l’image, adossés à la table centrale, sont assis deux adolescents. Tous deux ont le crâne rasé, ils sont de profil et leur regard baissé fixe le hors champ de l’image. Les jambes du premier sont coupées par le bord du cadre, main gauche dans la poche du pantalon. Du second, on ne voit que les épaules et la tête, l’extrémité de son visage et le reste de son corps étant occultés par le premier. Ils portent la même veste de couleur d’un bleu minéral. Une lumière douce provenant de l’extérieur gauche de l’image éclaire leur visage.
Lecture analytique
C’est avant tout l’espace, comme un ilot de vie reclus, les tables, la forêt de bouleaux et le mur que la photographie Réfectoire, Moscou, 1995 donne à voir. Le mur ferme toute perspective et ses meurtrissures forment la cartographie d’une décadence. L’affiche déchirée et son paysage ornemental paraissent cyniques et dérisoires dans ce lieu d’enfermement, comme une compensation naïve et amère ou comme un renoncement au monde extérieur. C’est par la frontalité extrême du cadrage que Lise Sarfati nous oblige à percuter le réel. Sans recul ni protection. C’est un tableau sinistre où le présent n’envisage pas d’avenir, une forme de dramaturgie qui évoque la fin d’un monde. Seuls les couleurs et les motifs baroques des nappes tentent en vain d’animer ce lieu désenchanté. Les deux personnages sont captifs dans cet univers carcéral. Ils sont en même temps comme absents, rejetés vers le bord de l’image, inconscients d’être photographiés. Leur regard concentré – sans doute par l’écran d’un téléviseur – fuit le cadre. Même de profil, ils nous tournent le dos. Ce décadrage volontaire et puissant donne le vertige. On est aspiré par le hors-champ. Un hors-champ énigmatique qui renvoie une faible lumière sur le visage des adolescents. Chez Lise Sarfati, les personnages sont toujours confrontés à leurs espaces et à leurs cadres de vie. Ils y sont confinés, englués. Les lieux, les objets, les décors, sont en soi les protagonistes de ses mises en scène (si l’on considère que toute photographie est une mise en scène ne serait-ce que par le choix du point de vue et du cadrage). Patiemment, dans ces lieux, la photographe s’immerge, se fond et fait corps avec son sujet. Lise Sarfati s’intéresse à l’histoire de la Russie, son travail a une valeur documentaire et mémorielle. Mais au-delà, elle s’intéresse plus subjectivement à l’adolescence, à la marginalité, à l’immaturité, aux états transitoires. A l’absence de limite. Elle produit ses images avec ses convictions, sa ténacité et sa proximité fusionnelle avec ses sujets de prédilection. La couleur, dont elle possède une sensibilité innée, joue un rôle primordial dans l’ensemble de sa création et donne un véritable sens à son travail – la Russie porte en elle, dans sa culture, une gamme riche en couleurs : murs peints des maisons, motifs décoratifs, vêtements, objets… Ses photographies sont réalisées en lumières naturelles, sans apport d’éclairage externe. Dans les années 1990, elle se passionne pour ce pays, son histoire, sa forme extrême de précarité, de décadence, de déshérence. Acta Est (jeu de mot avec Acta est fabula signifiant la pièce est jouée dans le théâtre antique) est le titre de l’ouvrage d’où sont extraites ces images russes. La photographe y dresse le constat sociétal et historique d’une époque bouleversée par la Glasnost, la chute du mur de Berlin et les déséquilibres sociaux, politiques et économiques que ces évènements engendrent déjà et vont engendrer encore longtemps. Acta Est fabula, c’est le rideau de la scène théâtrale et tragique qui tombe – et qui s’ouvre tout à la fois – sur les décombres du bloc communiste soviétique.
Série d’images tirées de l’ouvrage Acta Est :
Biographie/Lise Sarfati
Lise Sarfati est une photographe française née en 1958.
Son enfance à Nice, les charmes désuets de cette ville baroque, sa lumière crue et les visites que sa mère accomplit avec elle régulièrement auprès de très vieilles personnes, forment un cocktail qui provoque chez Lise Sarfati, dès l’âge de treize ans, le désir et l’occasion de photographier. Avec l’appareil 6×6 de sa sœur, elle fait le portrait de ces dames âgées et photographie l’intérieur de leur appartement. Une maitrise de Russe à la Sorbonne, une pratique à l’Académie des Beaux-Arts à Paris et c’est le départ pour la Russie où elle passera une dizaine d’années. Son premier ouvrage, Acta Est, fruit de son travail russe, paraît en 2000. Elle reçoit pour ce travail le prix de la Villa Médicis et le prix Niepce accompagnés d’une exposition au Centre national de la photographie à Paris. En 2003, elle s’installe aux Etats-Unis pour créer The New Life. Ses images prennent alors une direction plus fictionnelle – tout en mêlant toujours le réel – et interrogent principalement les femmes et les adolescents dans leur environnement proche et quotidien. Elle intègre ses premières Galeries : Yossi Milo Gallery à New-York, puis Rose Gallery à Los Angeles. Elle réalise ensuite she, Austin Texas, Immaculate, Sloane et On Hollywood. Elle publie The New Life puis She aux éditions Twin Palms en 2005 et 2012. En 2014, une rétrospective lui est consacrée à la Bibliothèque Nationale, à Paris.
Lise Sarfati vit et travaille à Paris et aux Etats-Unis. Elle est membre de l’agence Magnum depuis 2001.
A retenir
Dans le travail de Lise Sarfati, il est intéressant de retenir le choix délibéré d’une photographie directe, sans apport de lumière artificielle mais laissant au contraire intervenir les températures de couleurs respectant les lieux qu’elle questionne par l’image : les lampes à incandescence (tungstène) aux valeurs chaudes et orangées, les néons et leur dominantes vertes, les ombres et le bleuté froid qu’elles produisent. Ce choix préserve un climat « local » qui permet au photographe de conserver l’ambiance chromatique réaliste et donc l’esprit du lieu. Techniquement, il est toujours possible de redresser ces dominantes ou même de les exclure. Mais l’image y perdrait sans doute une forme d’authenticité, deviendrait plus lisse, artificielle et beaucoup moins vivante. L’abus de perfection technique se fait parfois au détriment de l’expression créative. Il faut rester au plus près de notre sensibilité et de celle du lieu et du contexte en présence.
merci encore pour cette leçon sur l ‘esthetique de la composition, la valeur des couleurs et de la lumiere, sur la représentation d’un réel que l’auteur: le photographe, nous invite à lire.
Nous avons avons besoin de vous lire pour nous éveiller!!
Enfin quelques chose sur ce point rarement évoqué. Je me ballade souvent aux expos, musées et très souvent je me retrouve face à une photo avec les mêmes interrogations et toujours la sensation d’avoir à faire au « roi nu » ..
Merci
Merci à tous pour vos commentaires qui font plaisir à lire et qui témoignent d’un vrai partage. Bien vu pour ce « roi nu », ce totalitarisme qui transpire dans toutes les images de Lise Sarfati.
Merci!Merci!Merci!
C’est en plein ce que j’avais de besoin.L’importance d’apprendre à analyser une scène pour être capable de faire une belle composition de notre image.
Magnifique article!
Encore une fois MERCI!
Passionnante découverte de la lecture de cette photo. Merci pour ces explications claires et percutantes .Ravie de ce petit moment .
Merci pour ces articles. J’en avais envie depuis longtemps et c’est vital.
Merci Michel pour cette page intéressante, j’espère qu’il y en aura beaucoup d’autres.
A très bientôt
Martine
Bonsoir,
Voir une photo, regardez une photo, admirer une photo, lire une photo, quelle montée en puissance !
C’est passionnant, Merci !
Chris
J’adore la manière dont vous décortiquez l’image, c’est tout simplement passionnant et très enrichissant. Maintenant je regarde cette photo d’une manière différente car, à dire vrai, au premier coup d’œil je ne lui trouvais rien de bien attirant.
« Cette lecture vous offrira un éclairage sur le sens et l’esthétique que l’image porte en elle et qui en font sa richesse. » : c’est tout à fait ce que je ressens et regrette de ne pas pouvoir découvrir plus souvent d’autres lectures de cette qualité… merci de nous offrir ces « Histoires de voir ».
Merci Michel pour ces appréciations et cette réflexion. En plein dans le mille de ce que je souhaite faire passer, transmettre. La photographie peut être un travail de longue haleine, et dans ce cas les images gardent un certain mystère, celui produit par la vraie rencontre d’un photographe avec son sujet. Ce ne sont donc plus des images « faciles », il faut effectivement creuser pour dénicher les pépites enfouies. Pour cela il faut s’intéresser à la série, plus qu’à une seule image. Comme pour un livre, une page ne suffit pas à traduire toute la richesse d’un roman. C’est aussi la différence à faire entre regarder et voir.